Bien que les faits soient loin d'avoir été établis avec précision, rien n'empêchera les citoyens québécois de toutes origines de réagir au drame survenu au sein de la famille Shafia: quatre morts et trois accusés d'une même famille. Les points de vue énoncés jusqu'ici me semblent manifester une constante, soit l'expression de sentiments d'horreur devant ce qui nous menace, que nous ne comprenons pas et qui nous fait d'autant plus peur.
À mon point de vue, le premier sentiment d'horreur est probablement incontrôlable et inévitable, dans la mesure où nous ne pourrons jamais comprendre réellement comment des gens peuvent en venir à tuer les êtres qui leur étaient le plus chers. Par contre, le deuxième type d'horreur, qui risque d'occuper presque toute la place dans ce cas-ci, me semble fondé sur une illusion et sur de fausses croyances qu'il nous serait possible de rectifier, après les avoir mieux identifiées.
Malgré de nombreuses différences, le drame de la famille Shafia rappelle un peu celui survenu le 1er janvier dernier à Saguenay, dans une famille québécoise francophone typique qui fut le théâtre d'un triple meurtre d'enfants, suivi du suicide du père et de la mise en accusation de la mère, survivante.
Selon nos perceptions, ce drame québécois ne serait aucunement comparable à celui survenu dans la famille de culture afghane, sous prétexte que le premier relève de phénomènes psychologiques et le second de phénomènes culturels. C'est justement là que résident l'illusion et le jeu des croyances inscrites dans notre propre culture: l'illusion que nous serions des individus libérés des contraintes culturelles. En réalité, tous les humains sont dotés d'un cerveau, siège de phénomènes psychologiques qui peuvent aussi être pathologiques, et tous sont inscrits dans un contexte social qui détermine aussi fortement leur existence heureuse ou malheureuse. L'erreur est de prétendre expliquer les uns par leur psychologie et les autres par leur culture.
Dans le cas de la famille québécoise, les facteurs sociaux et culturels n'étaient pas moins déterminants que dans celui de la famille immigrée. Les deux parents étaient profondément déprimés par la perte de leur emploi et le spectre de leur deuxième faillite. Ce qu'ils percevaient comme un sentiment d'échec personnel était aussi étroitement lié aux perceptions de l'entourage social et impliquait un certain sentiment de déshonneur -- le sentiment social par excellence --, qui n'était pas totalement étranger au sentiment éprouvé par certains membres de la famille afghane. En d'autres termes, les valeurs de la société québécoise (exigences de réussite sociale et de bien-être matériel, autonomie, responsabilité parentale, etc.) n'étaient pas moins déterminantes dans le déclenchement des réactions psychologiques à la situation vécue, même si elles pouvaient être perçues comme résultant de choix individuels. De la même façon, il serait absurde de croire que les membres de la famille Shafia aient été le pur jouet de leur culture sans qu'interviennent chez eux des processus psychologiques.
La grande différence réside dans le siège profond de l'identité, tel que construit culturellement. Pour les Afghans, c'est la famille, et c'est la déroute de cette entité qui conditionne la réaction psychologique des membres adultes. Pour les Québécois, au contraire, c'est l'individualité des parents, et c'est pourquoi leur suicide leur apparaît comme la seule issue. Mais il semble bien que leur projet de suicide leur apparaît indissociable de la mort de leurs enfants, comme si leur famille était en fait une unité sociale aussi fondamentale que leur propre identité personnelle, à l'instar de la famille afghane.
Pour affirmer nos différences, nous prétendons aussi que notre société condamne de tels crimes, tandis que d'autres cultures les autoriseraient. Il y a là une certaine confusion, entretenue dans plusieurs définitions du crime d'honneur, qui le présentent comme une «pratique culturelle» permettant aux hommes d'exercer leur violence sur les femmes quand leur honneur est en jeu. Il est vrai que le pouvoir des hommes peut être affirmé comme un droit et exercé de toutes sortes de façons, et il arrive trop souvent que cela conduise au meurtre, mais le meurtre n'en demeure pas moins un crime et un drame pour les communautés concernées. Maintenant, lorsque cela se produit, quelles réactions communautaires sont possibles, en particulier dans des contextes où il n'y a pas de système judiciaire organisé? Le fait que l'on s'abstienne d'appliquer un châtiment violent aux auteurs du crime n'implique nullement que leur comportement soit approuvé socialement ou culturellement.
Les normes culturelles ou légales énoncées dans une culture sont couramment violées, sans s'en trouver ébranlées en tant que normes. Ainsi, nos normes culturelles condamnent unanimement la violence familiale, qui s'exerce principalement à l'endroit des femmes, mais cela n'empêche pas qu'environ 13,500 d'entre elles en sont victimes chaque année. De tels faits, perçus de l'étranger, permettraient-ils de conclure à l'existence d'une «pratique culturelle» québécoise? À l'inverse, nous affirmons couramment que les immigrants devraient se conformer à nos lois et à nos coutumes, alors que nous semblons avoir bien du mal à nous y conformer nous-mêmes, y compris lorsqu'elles concernent nos valeurs les plus sacrées d'égalité entre hommes et femmes.
Dans le traitement des questions qui touchent notre identité et nos différences culturelles, nous semblons avoir toujours tendance à assumer que les autres seraient différents de nous d'une façon absolue, bien au-delà des réelles différences culturelles, et cela nous conduit à oublier que l'existence des cultures n'abolit pas la réalité d'une commune nature humaine, qui se manifeste aussi dans les plus horribles drames humains.
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