Claire Guillot
(Le Quotidien Le monde)
Le 7 août 1930, une foule de plusieurs milliers de personnes attaque la prison de Marion (Indiana) avec une idée fixe : "Buter ces maudits Nègres." Les portes ne résistent pas longtemps. Un détenu noir, Thomas Shipp, est battu à mort, puis son corps est exhibé à la fenêtre de la prison pour que chacun puisse le voir. Un autre est frappé, mutilé. Enfin, on pend les deux hommes à un arbre.
Un photographe est là pour immortaliser la scène : Lawrence Beitler, qui a un studio en ville, imprime des cartes postales à 50 cents la pièce. Il en vend plusieurs milliers. On y voit deux corps ensanglantés, pendus à un arbre au-dessus d'une foule visiblement ravie du spectacle. Au premier plan, un homme pose en pointant du doigt un des "Nègres". A côté, deux jeunes filles agrippent des "souvenirs" : des bouts de tissu noir arrachés au pantalon d'un pendu. D'autres préféreront emporter une touffe de cheveux comme trophée de chasse.
Cette carte postale insoutenable, soigneusement encadrée avec une poignée de cheveux crépus, fait partie d'une exposition instructive et glaçante, "Without Sanctuary", présentée cet été aux Rencontres de la photographie d'Arles. 70 documents - en majorité des cartes postales, mais aussi des affiches et coupures de presse - reviennent sur le lynchage des Noirs aux Etats-Unis.
Entre 1882 et 1968, au moins 5 000 personnes ont été tuées de la sorte, en majorité dans les Etats racistes du Sud. Les cartes postales de pendus rendent à ces chiffres leur horreur concrète. La quasi-totalité de ces photos réalisées sur place ont été faites non pour dénoncer les lynchages, mais pour les glorifier. Les cartes postales étaient vendues librement dans les bureaux de tabac aux touristes et aux habitants, conservées dans les albums de famille.
A LA POUBELLE
Cette collection a été réunie par un antiquaire de Floride, James Allen. Dans les années 1980, un client embarrassé lui vend un bureau "avec une chose intéressante à l'intérieur". Il découvre une carte postale montrant un homme pendu à un arbre, Leo Frank. "J'ai fait des recherches, explique-t-il à Arles. Petit à petit j'ai trouvé d'autres cartes. Mais aucune institution ne s'intéressait à ça. Et personne ne voulait en entendre parler." L'antiquaire passe des annonces dans la presse, convainc des héritiers de lui vendre des cartes - "En général, les gens les découvrent à la mort du grand-père et s'empressent de les mettre à la poubelle."
James Allen expose les photos pour la première fois à New York en 2000. Mais il mettra plusieurs années avant de les montrer dans le sud des Etats-Unis, où les institutions frileuses n'osent se mettre à dos leurs mécènes locaux. Sa collection vient d'être achetée par une nouvelle institution, le Centre pour les droits civiques et humains à Atlanta, où elles seront exposées de façon permanente.
Le plus insoutenable, dans ces images, est sans doute moins la violence des faits eux-mêmes que la tolérance sociale qui les accompagne. Sur les photos, on voit dans la foule des enfants, des femmes, des gens de la bonne société aussi émus que si on pendait un chien. Ni les spectateurs ni les responsables ne sont jamais masqués.
Le lynchage est un spectacle qui doit d'ailleurs durer le plus longtemps possible : une photo terrible montre le bûcher où périt Jesse Washington, 17 ans, en 1916. Soupçonné d'avoir assassiné son employeur, ce jeune attardé mental est longuement torturé : on le frappe, on lui coupe les doigts. Puis on le brûle - à petit feu.
Les lynchages sont réalisés en dehors de tout cadre judiciaire, parfois sans motif - une rumeur de crime, avéré ou non, suffit à les déclencher. Et pourtant ils sont largement tolérés, quand ils ne sont pas annoncés par la presse. Dans l'exposition, un article du Courrier de Memphis, en 1921, prévient les lecteurs : "Lynchage possible de trois à six Nègres ce soir." Les forces de police n'interviennent pas, complices ou débordées. Quant aux lyncheurs, ils ne sont pas inquiétés : les enquêtes n'aboutissent jamais, les auteurs étant invariablement définis comme "un groupe d'hommes non identifiés".
"STRANGE FRUIT"
Dans l'exposition, quelques documents concernent aussi les efforts des opposants aux lynchages. L'Association pour l'avancement des gens de couleur (NAACP) recensait les faits, éditait des affiches. Elle militait pour éveiller les consciences et pour imposer une législation antilynchage. En vain : le Sénat conservateur a bloqué toutes les propositions de loi en ce sens. Au point qu'en 2005, suite au retentissement causé par l'exposition "Without Sanctuary", la Chambre a présenté des excuses officielles aux descendants des victimes de lynchage.
On peut regretter que l'exposition, aussi forte soit-elle, souffre d'un manque total de pédagogie. Les légendes sont traduites sur des feuilles volantes, mais il n'y a pas de contexte historique, pas de chronologie, pas d'explication. Tout le monde ne sait pas que la chanteuse Billie Holiday a chanté la complainte Strange Fruit en 1939 en hommage aux pendus. Et si les cas de Leo Frank ou Emmet Till sont désormais célèbres aux Etats-Unis, ils n'évoquent rien au public français. Sur un tel sujet, le choc des photos ne suffit pas.
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"Without Sanctuary", Rencontres d'Arles, cloître Saint-Trophime. Jusqu'au 13 septembre, tous les jours de 10 heures à 19 heures. Forfaits toutes expositions de 21 € à 35 €. Catalogue aux éd. Twin Palms (en anglais). 212 p. 48 €
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