Catherine Lalonde
Comment lire l'horreur? Devant la violence — cette déflagration à la voiture piégée à Oslo, 8 morts; ce jeu de massacre de l'île d'Utoya, 69 victimes —, le réflexe est de chercher à comprendre. Spécialistes et penseurs de tous horizons sont appelés en renfort, pour rendre intelligible, si possible, cet acte. La préméditation, les aveux, la fierté du tueur Anders Breivik, sa froide intelligence et son manifeste laissent penser que le carnage du 22 juillet est un geste signature. Pour nous, une abomination. Pour lui, une œuvre. Pourquoi ne pas poser alors un regard littéraire sur la tragédie norvégienne? Mythologie, personnages, symboliques et courants d'un très, très noir récit.
«On se poserait moins de questions si une tuerie comme celle-là s'était passée aux États-Unis. Je pense qu'on est d'autant plus étonné parce que ça se passe en Scandinavie: tout le monde aime la Scandinavie», lance Daniel Chartier, professeur de littérature à l'UQAM et directeur d'Imaginaire Nord, le laboratoire international d'étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord. «On survalorise depuis longtemps l'image de la Scandinavie, et eux jouent de cette faveur qu'ils ont partout, parce qu'ils ont des sociétés extrêmement égalitaires, avec un sens de l'éthique très grand — voyez, par exemple, comment la Norvège traite ses questions de pétrole comparativement à l'Alberta.»
Un modèle, donc. Un bastion de démocratie, où le régime social-démocrate est basé sur le consensus, la liberté individuelle acquise dans le respect des codes sociaux. Un des trois seuls pays, avec l'Islande et l'Angleterre, où la majorité des policiers sont armés uniquement de matraques. Là où on mise sur la prévention et la participation citoyenne. «Je crois que l'horreur est très grande à cause de cette image valorisée. Comme avec Polytechnique ici, parce qu'on n'était pas, on n'est pas habitué. C'est le rêve d'un pays de paix qui se brise et c'est choquant pour nous», indique M. Chartier.
Innocence perdue
L'écrivain norvégien Jo Nesbo a signé il y a quelques jours dans le New York Times un très beau texte d'impressions, «Le passé est un pays étranger», sur ce sentiment de rêve cassé que gèrent les Norvégiens depuis l'attentat. «Comment pouvait-il nous arriver malheur? demande le célèbre auteur de polars. Nous avions des casques de vélo et des ceintures de sécurité, et nous respections les règles routières. Bien sûr, le malheur peut survenir. Le malheur peut toujours survenir. [...] S'il n'existe pas de chemin de retour vers cette naïve absence d'inquiétude que nous avions devant ce qui est toujours resté intact, il y a un chemin d'avenir. Celui qui nous pousse à être braves. À rester ce que nous étions. À tendre l'autre joue en demandant: "C'est fini?" À refuser de laisser la peur changer notre façon de bâtir la société.»
Mais le rêve, même brillant, se fissurait. «La société scandinave lutte contre un désir, une nostalgie de la simplification, poursuit Daniel Chartier, contre cette idée que quand la société était plus homogène, les rapports sociaux étaient plus simples. Et peut-être qu'ils l'étaient, car le multiculturalisme entraîne des questions.» Le nombre d'immigrants a presque triplé en Norvège de 1995 en 2010, pour atteindre le demi-million. «Les Norvégiens n'ont pas posé les questions qu'on se pose ici depuis des années, sur l'intégration des arrivants, la protection de la langue, les accommodements. Ils ont gardé un peu trop longtemps un air d'innocence.»
En 2006, le psychologue Andrian White, de l'Université de Leicester, dévoilait les résultats de son étude sur les pays «les plus heureux du monde». Le Danemark, l'Islande, la Finlande et la Suède se disputaient les premières places, tandis que la Norvège traînait en 20e position. Le Canada se retrouvait à mi-chemin, en 10e place. «La Scandinavie a depuis un moment des difficultés d'adaptation face à l'immigration, des problèmes sociaux, une certaine fatigue devant le système d'égalité et le haut niveau de taxation.»
Une Seconde Guerre mal digérée, malgré la fierté des Norvégiens d'avoir résisté, et de forts courants d'extrême droite réapparus depuis 1970, surtout en Suède, entachent aussi le portrait. Ces tensions, restées dans l'angle mort de notre vision de la Scandinavie, transparaissent pourtant dans sa littérature. Tout particulièrement dans la vague de polars nordiques qui noie depuis quelques années les rayons des librairies.
Des Vikings aux nazis
Certains analystes ont parlé d'Anders Breivik comme d'un tueur «lone wolf», un loup solitaire à l'américaine, seul avec ses armes et ses convictions pour renverser un système auquel il ne croit pas, qui favorise selon lui la venue massive de musulmans en Norvège.
Daniel Chartier voit plutôt dans ce modèle de tueur des traces de Vikings. «C'est une image ambiguë, un peu quétaine dont la Scandinavie ne se départit pas.» Se surexposent des clichés de géants bagarreurs, téméraires et cruels jusqu'à boire leur petite bière dans le crâne des vaincus. «C'est le guerrier, la valeur de puissance de soi, de l'acte de réalisation, de force individuelle, de pureté, basée sur la non-peur de mourir», poursuit le professeur de littérature.
La figure du Viking, ce héros nordique, hante les débuts de la littérature scandinave. D'abord dans les Eddas, ces grands poèmes mythologiques et cosmogoniques, où les loups rôdent, se reproduisent et hantent les frontières du monde, avant de l'envahir dans un sanglant ragnarök, un crépuscule des dieux. «Les frères se battront et se mettront à mort / Les parents souilleront leur propre descendance / Une rude époque d'adultère universel / Temps des haches, temps des épées, des boucliers fendus / Temps des tempêtes, temps des loups / Avant que ne s'effondre le monde / Personne / N'épargnera personne» chante dès la fin du XIIe siècle le Voluspa.
Plus tard, au XVIe, les écrits du göticism, qui, au XIVe, font resurgir les valeurs des ancêtres goths, prônent la supériorité d'un royaume sur l'autre et l'ascendance divine de la race. Ce courant, avant d'inspirer une partie du mouvement gothique contemporain, est utilisé au XXe siècle pour justifier les théories d'extrême droite.
Même les nazis ont récupéré l'idéal viking, leur affiliant leurs ancêtres germains. Hitler mentionnait déjà dans son Mein kampf Siegfrid, ce dieu mieux connu en mythologie nordique sous le nom de Sigurd. Plus tard, Hitler jouera sur les qualités guerrières dont les Allemands auraient, naturellement, hérité des Vikings. «Ça permettait de couper avec un héritage européen et de proposer un nouveau modèle ethnique», confirme Daniel Chartier. Les runes celtiques et les rites païens vikings nourriront le mysticisme et l'ésotérisme nazi.
Dans la mythologie nordique, les dieux, mortels, connaissent leur destin, leur wyrd, et finissent tués, mais fièrement, arme à la main. Même les plus puissants, tels Odin et Thor, y passent. Car le ragnarök, ce crépuscule des dieux, précède un monde nouveau.
Anders Behring Breivik, le tueur d'Oslo, est-il alors un lone wolf ou un descendant viking prêt à tout pour appeler l'ère nouvelle à laquelle il croit? Il faut dire qu'Internet permet désormais de se nourrir à tous les ragoûts d'influences. «C'est inhabituel d'attaquer les siens, même dans une société viking, précise Daniel Chartier. Je suis curieux de voir comment les Norvégiens vont traiter le cas Breivik. La figure du Viking est tout l'inverse du modèle égalitaire, avec les valeurs de consensus et d'inclusion des femmes, de la société scandinave actuelle. Cette idée, déjà soulevée, d'en faire un crime contre l'humanité... comme si le juger à l'intérieur du pays était insuffisant. La pire chose, dans ces sociétés, c'est le bannissement, l'exclusion. La réaction des Norvégiens, de se retrouver en famille, de ressouder l'unité, est caractéristique. Ça donne une idée de la force de l'ensemble. Pas tout à fait comme ici...»
Source: Le Devoir
تعليقات