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Concours «philosopher» - La banalité sécuritaire



Alors qu'en 1790 on hésite encore à guillotiner Louis XVI, le jeune Saint-Just prend la parole pour la première fois à la Convention nationale: «Je ne perdrai jamais de vue que l'esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République.
La théorie de ce jugement sera celle de vos magistratures.»1 Janvier 1793, place de la Révolution, Sanson exécute le citoyen Louis Capet; en avril, les mâchoires d'acier du Comité de salut public se referment sur la France. Au rythme syncopé de la guillotine, c'est dans l'esprit de la Terreur qu'on échafaude la société à venir. Plus qu'un phénomène biologique, la peur2 devient une donnée sociale lorsqu'elle participe des structures de la société. Le problème sera donc exposé sous cet angle: lorsque la peur s'empare des peuples, que leur prend-elle? Thomas Hobbes en fait la gardienne de la paix sociale: elle leur prendrait leurs vices et les affranchirait de la guerre. Riche des expériences du XXe siècle, Hannah Arendt soutient pour sa part que la peur, fruit de l'impuissance, mène à un comportement asocial. C'est finalement un contemporain de la Terreur jacobine, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, qui nous indiquera comment il est possible à l'homme de dépasser sa situation actuelle. La guerre de tous contre tous est le fruit des passions naturelles de l'homme, qui le portent à l'orgueil et la partialité, à la vengeance et la violence. Pour faire régner chez eux les lois de nature telles que la justice, la pitié et l'équité, il faut établir «un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur»3. Ce Léviathan aura pour tâche d'asservir les hommes les uns aux autres, de «les lier, par crainte de la punition, à l'exécution des conventions qu'ils ont faites, et à l'observation [des] lois de nature»4, car «les conventions, sans l'épée, ne sont que des mots, et n'ont pas du tout de force pour mettre en sécurité un homme»5. La peur garantirait donc la préservation et le renouvellement de la société humaine, qui trouverait dans ce compromis une vie plus riche.
Spectateurs impuissants
Lors de la peste qui ravagea Athènes au tout début de la guerre du Péloponnèse, les citoyens, qui n'étaient pas maintenus ensemble par la crainte de l'autorité étatique, furent la proie d'une peur différente, due tant à la sévérité du fléau qu'à l'absence de discernement avec lequel il sévissait. Spectateurs impuissants de ces brusques changements — «des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s'enrichissaient tout à coup des biens des morts»6 — qui évacuaient de l'ordre social toute assise morale, les survivants, nous raconte Thucydide, «perdaient tout respect de ce qui est divin et respectable»7 pour se livrer «à la poursuite du plaisir avec une audace qu'ils cachaient auparavant».8 Finalement, «le plaisir et tous les moyens pour l'atteindre, voilà ce qu'on jugeait beau et utile».9 Ce principe hédoniste, s'il avait ses partisans, était loin de l'esprit qui dominait l'Athènes de Périclès, où le patriotisme et la participation aux affaires de la Cité étaient des vertus de première importance. Cependant, dès que la peur s'empara d'eux, les Athéniens abandonnèrent toutes les catégories de ce vivre-ensemble pour ne conserver comme principe guidant leurs actions que ce que leur inspirait une frivolité panique. La peur «n'est donc en fait pas un principe d'action, c'est le désespoir de ne plus pouvoir agir; dans le domaine politique, c'est surtout un principe anti-politique».10 De la théorie politique de Hobbes naît l'aporie que, pour vivre ensemble, les hommes doivent confier leur sort à une entité — hostile par nature et les dominant tous — formée pourtant de ces mêmes hommes avec lesquels ils désiraient vivre en harmonie. Cette structure, qui garantit les droits d'individus séparés du corps social par des mécanismes coercitifs, justifie la poursuite asociale et hostile de leurs passions par l'inhumanité tacite de la totalité qu'elle engendre. «Volonté de puissance au sein de [cette] impuissance, c'est-à-dire volonté de dominer ou d'être dominé»11, la peur est ce phénomène qui, au sein d'une société visant la répression plutôt que la compassion, engendre la compétition plutôt que l'entraide. Ne pouvant demeurer simple chien, animal sincère et bon-enfant, l'homme devient un renard, un coyote ou bien un loup pour l'homme lorsque la meute s'érige en rivale universelle de tous les canidés. Celui qui se hisse, dents longues et poil lustré, à la tête des autres, usera de son pouvoir pour s'y maintenir. Alors, la peur acquiert la dimension plus grande de mécanisme d'autoconservation de la classe privilégiée, et ce, par nécessité plus que par cruauté, en vertu du principe machiavélien: «Puisque les hommes aiment selon leur fantaisie et craignent à la discrétion du Prince, le Prince prudent et bien avisé se doit fonder sur ce qui dépend de lui, non pas sur ce qui dépend des autres.»12 «Lorsque le temps de la nation est à l'urgence, l'ennemi cesse d'être une catégorie de la cité adverse, il n'est plus ordinaire, c'est un brigand, un terroriste»13, et le citoyen doit, pour le débusquer, faire le sacrifice de ses libertés civiles. Avec le renforcement de la présence policière, des mesures de surveillance exacerbées parmi lesquelles on compte le partage des informations électroniques avec les agences fédérales, des peines accrues pour les individus reconnus coupables de terrorisme (accompagnées d'un élargissement de la définition du terme «terrorisme»), le USA Patriot Act est l'exemple frappant d'une société où «l'État altère les calculs de l'individu de telle sorte que la peur lui apparaisse comme le meilleur garant de ses intérêts».14 Car enfin, si personne n'a rien à se reprocher, pourquoi refuser de telles mesures? Et surtout, à quels dangers s'exposerait la société qui ne ferait pas tout ce qui est en son pouvoir pour traquer et étouffer l'ennemi intérieur? Réminiscence d'un passé enveloppé des brumes de l'histoire, l'actuelle lutte contre le terrorisme rappelle une époque où la Terreur était ouvertement le fait des dirigeants... Et l'espace d'un instant, par soirs de grands labeurs, les yeux brûlants de fatigue, on croirait apercevoir l'encre de ces pages adoptées par le Congrès américain se fondre en une silhouette, modeste et élégante, qui d'une voix posée déclamerait ces mots d'un autre siècle, pourtant si actuels: «Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.»15 Montesquieu appelle gouvernement despotique celui qui gouverne par la crainte. Il note que le malheur y est si grand «qu'on y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie; les supplices y doivent donc être plus rigoureux».16 Cette rigueur s'accompagne de la diminution de la liberté d'action des hommes, «comme si leurs mouvements spontanés n'étaient que des obstacles aux processus de la nature et de l'histoire dont la voie devait être déblayée».17 Divisés en collabos et en spectateurs, une méfiance s'installe entre eux, et désormais il n'y aura de promiscuité qu'avec elle. L'État de la peur, toujours prêt à fondre sur «la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris au hasard»18, joue le rôle politique de la peste d'Athènes, à la différence que cette fois le fléau n'atteint pas les dirigeants — rappelons que Périclès succomba à la maladie —, mais uniquement le peuple. La frivolité athénienne réapparaît à notre époque sous la forme du culte de la jeunesse et de sa revendication aveugle du plaisir individuel à tout prix et du party comme modèle universel de communication sociale. De nos années folles, le slogan rythmé pourrait être cette chanson de Stromae: «Qui dit crise te dit monde dit famine dit tiers-monde. / Qui dit fatigue dit réveil, encore sourd de la veille / Alors on sort pour oublier tous les problèmes. / Alors on danse... »19 La danse n'est pas proposée comme remède aux maux énumérés dans la chanson: aucun remède n'est proposé, ni même recherché, car il suffit au jeune de se saouler de bruit pour oublier l'importance de la crise du monde contemporain et l'angoisse dans laquelle elle le plonge. Le lien d'acier de la peur a tôt fait de rendre le citoyen hostile (ou à tout le moins d'une indifférence irresponsable) envers sa propre Cité, et le transforme en une créature qui, en quelque sorte, vient légitimer a posteriori les mesures sécuritaires qui l'avilissent. Quand la peur nous prend, que nous prend-elle? Notre liberté, notre spontanéité, notre humanité — en somme, elle nous prend tout. Faut-il s'y résoudre, compte tenu que «ce qui produit le bien général est toujours terrible»20, ou y a-t-il une voie hors de ce cercle? Dans sa dialectique maître-esclave, Hegel nous offre le pendant philosophique de la pensée politique développée par les révolutionnaires français. Il nous enseigne que le désir principal de l'animal, celui vers lequel en dernière analyse tous ses actes sont orientés, est de se conserver lui-même. L'animal homme, par ailleurs, doit faire la conquête de sa conscience, c'est-à-dire que «le Désir humain doit l'emporter sur ce désir de conservation. L'homme ne "s'avère" humain que s'il risque sa vie (animale) en fonction de son Désir humain. C'est dans et par ce risque que la réalité humaine se crée et se révèle en tant que réalité. [...] Et c'est pourquoi parler de "l'origine" de la Conscience de soi, c'est nécessairement parler du risque de la vie.»21 S'il cède à la peur de mourir, l'homme déjà n'est plus un homme, car il reconnaît en la menace un maître, qui toujours le dominera.
La conscience de soi
À la suite du procès Eichmann, Hannah Arendt écrit à Gerschom Scholem qu'elle renonce à désigner les régimes totalitaires en termes de mal radical: «Je pense en effet que le mal n'est jamais radical, qu'il est seulement extrême et qu'il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. [...] Cela défie toute pensée, car la pensée cherche toujours à atteindre quelque profondeur, [...] et quand elle s'intéresse au mal, elle se sent frustrée parce qu'il n'y a rien à creuser. C'est là sa "banalité". Seul le bien est profond et peut être radical.»22 Cette radicalité du bien, c'est la conscience de soi, la conscience que si l'homme vit, il est vrai, avec les autres qui le terrorisent, il vit avant tout avec lui-même, et que cette cohabitation-là a préséance sur toutes les autres, à tel point que mieux vaut pour lui se trouver en conflit avec le monde entier et tous les monstres qu'il recèle que de l'être avec lui-même. Alors, il trouvera le courage de s'opposer en acte à la peur régnant sur le monde. Alors, il trouvera le courage de mener une vie juste et d'élever un rempart social face aux mesures coercitives des États despotiques; le courage de refuser de bâtir échafauds et guillotines et le courage, surtout, de refuser d'y conduire ses frères.
*** Clément Courteau - Collège de Rosemont ***

1. Saint-Just, Oeuvres choisies, Gallimard, Paris, 1968, p. 81.
2 Nous considérerons que la différence entre «terreur» et «peur» en est une de degré plutôt que de nature. La terreur que Saint-Just a connue — très intimement d'ailleurs — fut une phase aiguë de la peur chronique vécue par notre société.
3-4-5. Hobbes, Thomas. Léviathan, Gallimard, Paris, 2000, p. 220-228. 6-7-8-9. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Tome premier, éditions Garnier, Paris, p. 130-131 10-11-17. Arendt, Hannah. Idéologie et terreur, Hermann, Paris, 2008, p. 109, p. 110, p. 71. 12. Machiavel, Nicolas. Oeuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1952, p. 341. 13. «L'International Lobby, l'Épistémologie de la guillotine», texte distribué à l'Université de Montréal en 2009. 14. Robin, Corey. La Peur: Histoire d'une idée politique, Colin, Paris, 2006, p. 37. 15. Robespierre in Zizek, Robespierre, entre vertu et terreur, p. 167. 16. Montesquieu. De l'Esprit des lois I, Éditions Garnier frères, Paris, 1961, p. 89. 18. Resnais, Alain (réalisateur), 1955. Nuit et brouillard, noir et blanc, son, 32 minutes. 19. Stromae, «Alors on danse». Dans Cheese, paru sur Internet (www.stromae.net). 20. Saint-Just. Oeuvres choisies, NRF Gallimard, Paris, 1968, p. 330. 21. Kojève, Alexandre. Introduction à la lecture de Hegel, Collection Tel, Gallimard, Paris, p. 14. 22. Arendt in Robin, Corey. La Peur: Histoire d'une idée politique, Colin, Paris, 2006, p. 152.
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