Manifestations en Turquie: Un mouvement social contre l’autoritarisme, le néolibéralisme et l’islamisme
Par Guertin Tremblay
Néolibéralisation
Le projet de réaménagement du parc Gezi et de la place Taksim à
Istanbul, espaces de luttes et de revendications, fait partie d’un
vaste plan visant à donner un nouveau visage à la métropole
turque. Ce nouveau visage provoque de vifs débats en Turquie1,
alors que les décisions du gouvernement ont été prises sans
considérer les préoccupations des citoyens et les avis d’experts
urbanistes et environnementalistes2.
Parmi ces décisions, signalons la construction d’un troisième
pont sur le Bosphore et d’un troisième aéroport (un projet de 22
milliards d’euros !), deux chantiers prévus dans la partie
nord d’Istanbul. Couverte de forêt, cette zone est considérée
comme le « poumon » de la métropole. Bientôt, les
travaux liés aux deux mégaprojets entraîneront l’abattage de
centaines de milliers d’arbres et la destruction irrémédiable de
lacs et d’étangs. Cela ouvrira la voie à l’urbanisation d’un
secteur autrefois protégé par le plan de développement urbain,
adopté il y a 15 ans par… R.T. Erdoğan, alors maire d’Istanbul !
Depuis des mois, la privatisation de lieux publics à Istanbul était
vivement dénoncée par plusieurs de ses habitants. Les rares espaces
urbains de rassemblement devenaient de plus en plus convoités pour y
développer de grands projets comme des gigantesques hôtels et des
centres commerciaux de luxe. De nombreux Stambouliotes ont été
chassés de leur quartier pour faire place à ces infrastructures
pour privilégiés. Pendant ce temps, les universités privées et
les gated communities se sont multipliées au
centre-ville3.
Face à la néolibéralisation de leur ville, des citoyens se sont
organisés pour bloquer certains projets, comme dans le quartier de
Kadiköy (rive asiatique), où l’on prévoit la construction d’un
grand centre commercial sur un site historique et protégé4. Au printemps dernier, des protestations ont également eu lieu pour
sauvegarder un prestigieux cinéma d’Istanbul, Emek (ouvert en
1924), véritable institution culturelle5.
Les manifestants ont été dispersés avec des canons à eau et des
gaz lacrymogènes…
Islamisation et droits des femmes
À l’instar des sultans ottomans des siècles passés qui
souhaitaient laisser leur marque sur la métropole turque, le
gouvernement d’Erdoğan construira une gigantesque mosquée, la
plus grande du pays, d’une superficie de 15 000 mètres carrés et
capable d’accueillir 30 000 personnes. Le site choisi est fréquenté
et apprécié par les Stambouliotes depuis des décennies :
Büyük Çamlica, la plus haute colline de la rive asiatique
d’Istanbul, lieu d’agrément et de contemplation. Cette mosquée
s’ajoutera aux 3000 que compte déjà la métropole.
Diverses mesures controversées sont également venues attiser la
colère des laïcs au cours des derniers mois : condamnation du
pianiste turc Fazil Say pour insultes envers l'islam6,
campagne d’intimidation visant l’interdiction de s’embrasser en
public7,
adoption d’une loi qui restreint la consommation et la vente
d’alcool8,
etc. Comme c’est souvent le cas, les femmes demeurent les
principales victimes des dérives islamistes. En Turquie, leurs
droits sont de plus en plus remis en question. Par exemple, le
gouvernement d’Erdoğan a récemment tenté, sans succès, de
modifier les lois afin de réduire le délai légal pour obtenir un
avortement. Par le passé, le premier ministre a d’ailleurs déjà
comparé l’avortement à un meurtre. Il n’hésite pas à affirmer
régulièrement que les femmes de Turquie devraient faire au moins
trois enfants. Même si les lois n’ont pas été modifiées, des
associations de défense des droits des femmes constatent qu’il est
de plus en plus difficile d’avoir accès à l’avortement au pays,
particulièrement à l’extérieur des grandes villes de l’Ouest9.
Ces initiatives rétrogrades s’inscrivent dans un contexte où la
violence faite aux femmes constitue un problème social majeur en
Turquie. Selon le site Internet We will stop the murders of women,
39% des femmes turques auraient été victimes de violence physique
dans leur vie (22% aux USA et entre 3 et 35% en Europe). Le nombre de
femmes assassinées auraient augmenté de 1400% depuis 2003, et la
Turquie serait le pays où l’on compte le plus grand nombre de
victimes de violences sexuelles10.
Beaucoup de ces violences sexuelles sont commises en prison envers
des femmes (et des enfants) de minorités ethniques ou religieuses11.
Depuis plusieurs années, des militantes turques luttent activement
contre la dégradation des droits des femmes dans leur pays. Elles
n’ont toutefois que peu de visibilité, car la majorité des médias
de masse appartient à des intérêts proches du gouvernement.
Autoritarisme et liberté d’expression
L’autoritarisme des dirigeants turcs a donc largement contribué à
pourrir le climat social dans le pays et à faire germer le
ras-le-bol populaire qui s’est exprimé dans les rues de dizaines
de villes. Depuis quelques années, cet autoritarisme s’est
manifesté, entre autres, par de nombreuses atteintes aux libertés
d’expression. Les violences policières et les arrestations de
militants de gauche, ouvriers, syndicalistes, étudiants, anarchistes
et LGBT se sont multipliées. Des centaines d’enfants ont également
été arrêtés pour avoir insulté le premier ministre12.
Situation semblable pour des centaines de journalistes, emprisonnés
pour avoir défendu les droits des minorités du pays. Selon le
Comité pour la protection des journalistes, la Turquie serait la
plus grande prison de journalistes au monde13.
Reporters sans frontières classe le pays au 154e rang (sur 179 pays)
pour la liberté de presse14.
Lors des premiers jours de manifestations, le contrôle de R.T.
Erdoğan sur les médias turcs s’est fortement fait sentir. L’envoi
de SMS ainsi que l’accès au réseau Internet satellitaire des
téléphones portables ont été coupés. Erdoğan s’est permis de
réunir les patrons de médias à Ankara pour leur indiquer comment
traiter les événements15.
C’est ainsi que pendant que CNN diffusait des images en direct de
la place Taksim, la télévision turque faisait passer des
documentaires ou des émissions de cuisine ! Les médias turcs
ont systématiquement tenté de cacher les protestations qui
embrasaient le pays, ce qui a poussé un plus grand nombre de
manifestants à se joindre au mouvement.
L’autoritarisme d’Erdoğan l’a également poussé à se mettre
à dos une bonne partie de la communauté alévie de Turquie 16.
Celle-ci constitue la plus grande minorité religieuse du pays (entre
15 et 20 millions), où on ne leur reconnaît aucun droit culturel et
confessionnel. Historiquement opprimés et victimes de nombreux
pogroms dans le passé, les Alévis ont vu l’humiliation se
poursuivre lorsque le gouvernement turc a récemment annoncé que le
nouveau pont sur le Bosphore porterait le nom de « Sultan Yavuz
Selim ». Ce sultan est connu pour avoir assassiné des milliers
d’Alévis au XVIe siècle. Le geste a été perçu comme un affront
et a poussé des milliers d’Alévis de divers horizons à
participer aux manifestations des dernières semaines. Aux côtés
d’Arméniens, de Kurdes et d’autres minorités, ils ont manifesté
pour exprimer leur désir de reconnaissance du passé et de la
pluralité du pays.
En protestant contre leur gouvernement autoritaire et ses politiques
néolibérales et islamisantes, des dizaines de milliers de citoyens
issus principalement de milieux modernes, progressistes, écologistes
et défenseurs des droits humains, se sont opposés en bloc au projet
de société qu’on leur impose depuis quelques années. Dans ses
discours en lien avec les manifestations, le premier ministre turc a
souvent fait allusion au 50% qui l’a appuyé lors des dernières
élections. Parmi l’autre 50%, force est de constater qu’un
mouvement social est né. Il ne devrait pas s’arrêter là puisque,
comme ailleurs dans la région, le mur de la peur s’est fissuré.
Nul doute que le futur sera plus compliqué que prévu pour le
nouveau sultan Erdoğan.
13
Committee
to Protect Journalists (2012), Turkey’s
Press Freedom Crisis The Dark Days of Jailing Journalists and
Criminalizing Dissent,
55p.
16
Syncrétisme de l’islam chi’ite, de zoroastrisme et de
mysticisme, l’alévisme diffère largement de l’islam sunnite.
Par exemple, les femmes et les hommes alévis prient ensemble, ils
dansent et jouent de la musique lors des cérémonies, ils boivent
du vin et les femmes ne sont pas voilées.
Source: www.lecouac.org
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